Subject 1:
11 mars 2022 Centenaire de la naissance de Cornelius Castoriadis

Article initial:

Continuer à penser et à élaborer le germe politique grec avec Castoriadis

Sophie Klimis, 2022-03-10 00:00:00

Il est des rencontres fortuites qui modifient une trajectoire de pensée. J’ai croisé le nom de Cornelius Castoriadis pour la première fois au milieu des années 1990. L’étonnement du sort réservé par Aristote à la notion de muthos dans sa Poétique m’avait conduite à consacrer ma première enquête à ce texte[1]. En épluchant la littérature dite secondaire, j’étais tombée sur un article de Castoriadis consacré à la découverte de l’imagination chez Aristote[2], de loin le plus stimulant de tous ceux que j’avais pu lire sur cette question. Je n’avais pourtant pas pris la mesure de sa conclusion. Castoriadis pointait le fait que, lorsqu’il théorise la phantasia bouleutikè dans le traité De l’Âme, Aristote est le premier philosophe de la tradition à avoir perçu la puissance de l’imagination comme vis formandi, faculté créatrice de formes totalement nouvelles. Mais, toujours à suivre Castoriadis, le Stagirite aurait bien vite « recouvert » cette intuition en privilégiant la compréhension de l’imagination qui s’est ensuite imposée : celle qui la réduit à une faculté simplement reproductrice et combinant les images de choses préexistantes.

À l’époque, j’étais restée prisonnière de l’horizon limité qu’une recherche classique imposait à l’étudiante que j’étais alors. Ce n’est qu’en 2003 que j’ai recroisé le nom de Castoriadis. Au hasard d’un coup d’œil sur le rayon « philosophie » d’une librairie, j’avais été attirée par le titre d’un livre, beau et profond comme celui d’un poème : « Figures du pensable[3] ». En le parcourant, j’avais eu la surprise de découvrir que Castoriadis était un véritable auteur-créateur, qui pouvait parler aussi bien de psychanalyse que d’économie, de philosophie ou encore de politique, et ce, parce qu’il les avait « pratiquées ».

Tel est sans doute le premier germe de la pensée de Castoriadis dont j’ai immédiatement ressenti l’energeia, car il faisait écho à mes propres aspirations : se libérer de l’enfermement mono-disciplinaire imposé par le cadastrage universitaire et oser chercher à faire entendre les multiples voix de la vie de l’esprit[4], sur fond d’une nécessaire pratique (des textes, de la psychanalyse, de la politique, etc.). Bien qu’il n’ait quasiment rien écrit au sujet de la musique et qu’il ait relativisé avec ironie ses talents de compositeur dans diverses interviews[5], il ne fait pas de doute que sa pratique de la musique a joué un rôle central dans sa vie de l’esprit. En effet, la manière dont Castoriadis n’écrit pas « sur » des objets, distincts de son activité de pensée mais les met en travail « dans » son penser même, porte la trace vive de l’interprétation musicale : les partitions sont des textes morts, dont « l’esprit » ne peut être revivifié que dans et par la « signification incarnée » du jeu musical — logos enulos, pierre axiale de tout ancrage de pensée aristotélicien et l’on sait combien l’était celui de Castoriadis —, conjonction de rigueur absolue et d’inventivité hic et nunc, ex nihilo.

Au fur et à mesure de ma découverte de l’œuvre dense et complexe de Castoriadis, j’ai fait la rencontre d’un véritable interlocuteur et compris que l’on pouvait, réellement, dialoguer avec les morts dont la pensée reste vive :

Sont unilatérales et finalement fallacieuses toutes les “interprétations” de la philosophie grecque qui ne se soucient que de quelques textes présocratiques, platoniciens et aristotéliciens et des étymologies de mots – et ignorent non seulement les philosophes “opposants”, mais les poètes, les tragiques et Aristophane, Thucydide et l’histoire politique/sociale comme sources philosophiques. Car les grands textes philosophiques sont aussi des textes politiques[6]

À partir de 2005, j’ai ainsi commencé à rédiger différents articles au sujet de l’interprétation de la Grèce ancienne proposée par Castoriadis, puis conçu le projet de les rassembler dans un ouvrage en trois temps, comme autant de tentatives de réponses à ce constat posé en 1978[7]. Ce dernier m’est apparu comme une sorte d’appel programmatique à embrasser la diversité des productions de sens des Grecs, ainsi qu’à les envisager selon une focale résolument politique et non plus seulement « ontologisante[8] ». Oui, aujourd’hui comme hier et plus que jamais peut-être, les Grecs nous importentce « nous » est celui de la communauté de toutes celles et ceux pour lesquel.le.s « dèmokratia » n’est pas un signifiant vide mais un projet collectif — car ils peuvent nous aider à résister à un monde dont nous ne voulons pas : celui du néolibéralisme ambiant, où le « bien vivre », la « vertu » et le « bien commun » sont en passe de disparaître, et même de devenir incompréhensibles, en tant que simples mots, aspirés par le vide des Signifiants-rois « Argent » et « Marché ». Monde en perdition où l’esprit critique et le « demander et rendre raison de tout » (logon didonai) s’effacent devant le narcissisme généralisé de la société du spectacle, qui trame la mondialisation des opinions d’un jour avec l’effacement des singularités opiniâtres. Monde-décor de façade, où l’« imagination » a été réduite à un slogan, apanage de publicistes qui cherchent uniquement à faire acheter.

Si, comme le pensait Castoriadis, ce sont les Grecs qui ont inventé le projet de « comprendre sa propre histoire pour se transformer soi-même[9] », alors, étudier la Grèce ancienne, c’est chercher à renouer avec un tel projet pour nous transformer et créer ensemble une autre société, un autre monde possible[10].

Dans le dialogue que j’ai noué avec Castoriadis au sujet des Grecs, Il ne s’agit donc pas de faire des Grecs un « modèle » ni encore moins le refuge d’une « utopie » — deux tentations contre lesquelles Castoriadis n’a pas cessé de mettre en garde[11]. Il ne m’a pas non plus semblé opportun de me livrer à une étude exhaustive sur « les Grecs de Castoriadis[12].» J’ai plutôt tenté de tracer un certain parcours dans le labyrinthe de sa pensée, dont le fil d’Ariane tisse la question du sujet et celle de la démocratie : questions de leur possibilité, de leur potentialité, de leur actualisation et de leur actualité, nécessairement liées. Ceci suppose plus précisément d’envisager la dynamique de la subjectivation démocratique à travers les prismes de la politique, de la psychanalyse et de la philosophie, en traversant successivement les trois principaux « Carrefours » qui articulent la cohérence de la pensée de Castoriadis : polis, psychè, logos.

À ma connaissance, il n’existe pas encore d’étude de son œuvre qui tente de tenir ensemble l’articulation de ces trois axes thématiques : la focale des recherches existantes est le plus souvent politique, avec des références connexes à la psychanalyse et à la philosophie. Pas plus qu’il n’existe d’étude qui déploie dans toute son ampleur l’axe gréco-contemporain : tantôt, la réflexion de Castoriadis au sujet des Grecs est présentée succinctement, comme un préalable ou un prolongement à l’étude de ses analyses de la politique contemporaine ; tantôt elle fait l’objet d’une étude très ciblée (tel aspect de son interprétation du Politique de Platon ou de l’Antigone de Sophocle, etc.) Or, j’ai voulu montrer que l’œuvre de Castoriadis impose de réévaluer en profondeur la compréhension de la « modernité », si l’on prend la peine de réfléchir ensemble et à la lumière l’une de l’autre les « figures du pensable » qu’il a tracées de la société grecque (surtout la cité des Athéniens) et de la société capitaliste contemporaine.

Pour ce qui concerne plus spécifiquement le volet politique, il m’a semblé que l’on pouvait dégager trois enseignements cruciaux pour penser et réactiver une forme de démocratie directe aujourd’hui à partir des analyses de Castoriadis. Premièrement, la démocratie (ou le projet d’autonomie) suppose de s’étendre à l’ensemble de la forme de vie d’une société donnée. En effet, Castoriadis souligne avec pertinence que dans l’Oraison funèbre, Périclès se focalise sur la description du mode de vie et de l’èthos des Athéniens, tout entier façonné par leur aspiration démocratique à la liberté et à l’égalité. Mais surtout, Périclès résume la forme de vie démocratique par deux activités qui en constituent la finalité : « nous vivons un amour achevé du beau au quotidien et nous philosophons sans relâche[13]. » Castoriadis y lit la « réponse » en acte des Athéniens à la question : « qu’est-ce que l’institution de la société doit réaliser ?[14] » Pour lui, l’autonomie au sens de l’autogouvernement n’est donc pas une finalité absolue mais relative, subordonnée à « la création d’êtres humains vivant avec la beauté, vivant avec la sagesse et aimant le bien commun.[15] »

Pace Arendt, il est donc nécessaire de comprendre comment les différentes sphères du social et de la politique s’articulent et s’interpénètrent. S’il serait simpliste et même erroné de considérer que, dès lors, « tout est politique », nous pouvons mieux comprendre en quoi de nombreuses revendications contemporaines de réactivation de la démocratie directe se situent en marge des lieux traditionnels de la politique et concernent des questions « privées » telles que l’habitat,  l’alimentation, la solidarité intergénérationnelle, l’hospitalité offerte à des migrants accueillis chez soi, etc.

Le second enseignement à tirer d’une comparaison différentielle avec l’Athènes démocratique concerne la nécessité d’apprendre à désintriquer la notion d’institution de celle de représentation. La forme de vie ne suffit en effet pas en elle-même à garantir la démocratie, il y faut des institutions politiques spécifiques et durables. Autrement dit : nous devons réapprendre à penser et à mettre en place des institutions de démocratie directe, telles que celles qui existaient à Athènes. Or aujourd’hui, les tenants d’un retour à la démocratie dite radicale rejettent en bloc toute forme d’institutionnalisation. Ils l’associent à la politique politicienne des pseudo-élites, donc nécessairement à la démocratie parlementaire représentative. Pourtant, l’essoufflement des mouvements des places a montré qu’il était vain de croire que la démocratie pourrait renaître « spontanément. » Que la parole des citoyens se libère, qu’ils se réunissent en assemblée et délibèrent ensemble est une condition nécessaire mais non suffisante. Castoriadis l’avait résumé de manière lapidaire :

Quand nous parlerons de la démocratie, n’ayons pas simplement en tête l’existence d’une assemblée qui délibère et qui décide consensuellement, ni l’absence d’une domination au sens factuel du terme par un groupe spécial ; la création grecque de la démocratie, de la politique, est création d’une activité explicitement auto-institution de la collectivité[16].

 Il est tout aussi vain de croire que le tirage au sort pourrait à lui seul permettre de réintroduire une forme de démocratie directe[17]. Le tirage au sort ne fait pas la démocratie, il n’en est qu’un outil, qui tire son efficacité d’un dispositif institutionnel complexe, dont les citoyens doivent être partie prenante sur le temps long. Cette temporalité longue est cruciale car elle constitue, dans les faits, une éducation permanente à la politique. Si, à Athènes, n’importe quel citoyen tiré au sort pouvait s’acquitter de manière féconde de la charge particulière qui lui était échue, c’est parce que ce même citoyen avait été préalablement formé à la chose publique par une participation en principe hebdomadaire à l’Assemblée, à en croire le témoignage d’Aristote dans la Constitution des Athéniens. Les citoyens qui participaient régulièrement aux séances de l’Assemblée acquéraient une expertise politique au fil des ans et de la multiplicité des affaires sur lesquelles ils avaient eu à délibérer et à voter. Bien plus, comme le résume Castoriadis, « faire de la politique, à Athènes, c’était faire de la philosophie en acte. » Car se demander si tel projet de loi était juste, tel projet d’urbanisme beau, revient forcément aussi à s’interroger sur ce que sont le Juste et le Beau « en soi. » Aujourd’hui, on devrait donc démultiplier les dispositifs délibératifs impliquant directement les citoyens sur le temps long, à différentes échelles politiques. Il faudrait aussi leur accorder une force contraignante. En effet, trop souvent de telles assemblées dites participatives sont purement consultatives et instrumentalisées par les élus lorsqu’elles vont dans leur sens et laissées de côté si elles expriment un désaccord. Ces Assemblées devraient aussi être l’occasion d’interroger collectivement les significations imaginaires au fondement de notre forme de société néolibérale. Castoriadis les identifie comme étant la visée de « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle » sur la totalité du monde et la valorisation de la consommation illimitée pour elle-même.

C’est pourquoi un troisième enseignement concerne la nécessité de parvenir à intégrer le conflit ainsi que l’autolimitation comme éléments moteurs de la vie de la société. Outre l’éducation permanente à la politique constituée par la participation adulte citoyenne à l’Assemblée et l’importance qu’y jouait l’agôn sous la forme du débat contradictoire, on pourrait évoquer les possibles prolongements contemporains à l’étude que Castoriadis avait consacrée au rôle « éducatif » de la tragédie dans la cité athénienne. Rappelons qu’il n’hésitait pas à la considérer comme étant une institution politique. Plus précisément, il en faisait une institution d’autolimitation, ce complément nécessaire (et trop souvent oublié de nos jours) de l’autonomie. Si le collectif citoyen peut se donner à lui-même l’ensemble de son institution, c’est-à-dire créer ses lois, mais aussi ses valeurs et ses finalités, il doit, en parallèle, donner des balises à ce processus d’autocréation. Les membres d’une société autonome doivent donc se donner à eux-mêmes leurs propres limites collectives, puisque ces dernières ne peuvent pas leur être imposées comme de l’extérieur, en référence à une entité transcendante posée comme garante ultime des significations, ce qui est le cas dans les sociétés hétéronomes.

Loin de tout formatage idéologique, le pari risqué de la paideia tragique était celui d’une formation à la critique, c’est-à-dire de la mise en question du sens commun institué et de la création collective de nouvelles significations. Suite à la récente pandémie, où les théâtres et tous les lieux de culture ont été fermés pendant plus d’une année, il faut le redire avec force : les pratiques artistiques jouent un rôle central dans l’universalisme pratique en faveur duquel Castoriadis n’aura eu de cesse de s’engager. Il n’y aura pas de relance possible du projet d’autonomie pour toutes et tous dans un monde sans culture.

***

Gilles Deleuze avait distingué les modes « nomades » et « sédentaires » de penser et d’habiter le monde[18]. Il faudrait leur ajouter celui de « l’apatride », dont Castoriadis fait indéniablement partie. Si le « sédentaire », en bon serviteur de l’État, s’enferme dans les limites connues de son « chez soi », que le « nomade » le transporte avec lui partout où il s’exporte — détournement mondialisant du cosmopolitisme oblige — « l’apatride » est celui qui n’est chez lui nulle part car il a été déraciné. Sans feu ni lieu, l’apatride est donc celui qui est toujours déplacé. Dès lors, le paradigme du penseur apatride pourrait être Socrate, méridien atopique de la cité, toujours planté au milieu de nulle part, au cœur du labyrinthe, tenu seulement par les aériennes racines de ses pensées. Aujourd’hui que les vagues de migrant.e.s coulent dans l’abîme de la Méditerranée, ou, moins tragiquement — du moins en apparence — dépeuplent les pays du Sud de l’Europe de leur jeunesse, les penseurs apatrides doivent oser résister au confort sédentaire et à la séduction nomade pour se risquer à élucider le temps présent et ainsi participer à sa transformation[19].

[1] Klimis Sophie, Le statut du mythe dans la Poétique d’Aristote, Bruxelles, Ousia, 1997.

[2] Castoriadis Cornelius, « La découverte de l’imagination », in Libre, Paris, 1978, pp. 151-189, repris dans DDH, pp. 327-363.

[3] Le titre a été choisi par les éditeurs car ce sixième et dernier volume des Carrefours du Labyrinthe a fait l’objet d’une publication posthume. L’expression a néanmoins été forgée par Castoriadis dans sa Préface à CL, 1, p. 18 : « la dimension historique de la philosophie est aussi ce qui se réalise comme création. Elle est émergence de figures autres du pensable. »

[4] L’expression fait référence à la dernière œuvre inachevée de Arendt Hannah, The Life of the Mind (One/Thinking, Two/Willing), USA, Harcourt, (1971), 1977-1978. Castoriadis disait à son sujet à ses étudiant.e.s : « il s’agit d’un auteur que j’estime énormément et que je vous ai toujours conseillé de lire. C’est un peu paradoxal : je ne suis presque jamais d’accord avec elle, mais je trouve que ce qu’elle dit fait toujours réfléchir. » (ThFD, p. 96).

[5] http://www.castoriadis.org/fr/readArchives.asp?catID=2&textID=79 : « comment je ne suis pas devenu musicien », et https://www.youtube.com/watch ?v =sI5xlrQDC9g. Alors que la journaliste qui l’interviewe semble uniquement préoccupée par sa biographie et non par son œuvre, Castoriadis choisit de parler de sa vie en racontant une anecdote liée à la musique et à la guerre, qui dévoile une ligne de fond de sa vie de pensée.

[6] CL, 1, p. 356.

[7] Le premier tome est paru sous le titre suivant : Le penser en travail. Castoriadis et le labyrinthe de la création humaine. Polis. De la société capitaliste à la cité des Athéniens, Paris, Presses universitaires de Nanterre, 2020. Le présent texte reprend en partie l’avant-propos de ce livre.

[8] Je me contenterai ici de rappeler à titre d’exemple que les considérations les plus métaphysiques de Platon sur les Grands Genres dans le Sophiste ont lieu dans le cadre d’une recherche sur des types anthropologiques (le sophiste, le politique, le philosophe), motivée par des considérations avant tout politiques. Platon est donc d’abord un penseur de la politique, qui crée une ontologie spécifique en réaction à celle qui était selon lui sous-jacente à la vie politique de ses contemporains (et tout particulièrement à la vie démocratique des Athéniens), ontologie et « vision du monde » au sens large, dont les poètes étaient les principaux créateurs. C’est le néoplatonisme (une certaine manière néoplatonicienne d’hériter de Platon, plus précisément), qui a imposé une vision « dépolitisée » de Platon — et plus généralement de la philosophie — en la centrant sur les questions abstraites de l’Être et de l’Un. Le Heidegger pétri de mystique eckhartienne explicitement visé entre les lignes par Castoriadis dans cette citation n’est qu’un héritier contemporain de cette longue tradition.

[9] CQFG, 1, p. 53.

[10] Voir Caloz-Tschopp Marie-Claire, Résister en politique, résister en philosophie avec Arendt, Castoriadis et Ivekovic, Paris, La Dispute, 2008, pour une démarche « sœur », concentrée sur la notion de résistance. C’est Spinoza qui inspire indéniablement la ligne de fond de la démarche de Marie-Claire Caloz-Tschopp, lui donnant son souffle :  si résister, c’est « exister en acte », alors il faut, non pas proposer une enième philosophie pratique, mais « démocratiser la praxis de la philosophie de la puissance d’être en devenir » (p. 30), c’est-à-dire travailler à intensifier nos puissances de penser et d’agir collectivement. Je situe pour ma part la visée practico-poiétique de ma recherche théorique dans le sillage de la réélaboration d’Aristote par Castoriadis : se transformer pour créer ensemble politiquement suppose de créer des potentialités/puissances qui ne préexistaient pas à leur actualisation/création car « chez l’homme le ti en einai est brisé ». Voir CL, 1, p. 403. Pour Aristote, on l’oublie trop souvent, le travail d’élucidation théorique est placé sous le signe d’un plaisir de penser qui confine à la makaria, la félicité divine, privilège du philosophe qu’il nous faut aujourd’hui diffuser/infuser à quiconque, en suivant une autre ligne tracée par Aristote : celle qui place le « faire/agir ensemble » (koinônein) à l’origine du « penser-semblable » (homonoia), cette forme de l’amitié (philia) qu’Aristote qualifiait de politique.

[11] Voir par exemple « Le projet d’autonomie n’est pas une utopie » in SD, pp. 17-25.

[12] La « création grecque » constitue l’un des aspects les moins travaillés de l’œuvre de Castoriadis. On trouvera un état de l’art chronologique des études ciblées consacrées à cette thématique dans une section spécifique de la bibliographie.  

[13] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 49, 1. Ma traduction, voir Sophie Klimis, Le penser en travail. Castoriadis et le labyrinthe de la création humaine. I. Polis, Paris, Presses de Paris Nanterre, 2020, p. 274. Castoriadis traduit quant à lui : « nous vivons dans et par l’amour du beau […] nous philocalons à bon marché et nous philosophons sans mollesse. » in CL, pp. 164-166.

[14] DDH, p. 306.

[15] Ibid.

[16] CQFG, p. 59.

[17] Contra David Van Reybrouck, Contre les élections, Paris, Babel, 2014.

[18] Deleuze Gilles, « Pensée nomade », in L’île déserte, Paris, Minuit, 2002, pp. 351-364.

[19] Précisons enfin qu’il faut résister à la tentation de fétichiser la position de « l’exilé » depuis celle du « sédentaire », fétichisation qui me semble par exemple présente dans l’expression d’Enzo Traverso, lorsqu’il parle de « privilège épistémologique de l’exil » (cité par Caloz-Tschopp Marie-Claire, op. cit., pp. 36-37). L’exil est toujours d’abord une souffrance privée, que seul.e celui/celle qui la vit a le pouvoir de transfigurer en choix délibéré d’accroître la compréhension collective du monde commun. La sobriété du petit essai d’Alfred Schütz reste à cet égard exemplaire. Il ancre dans la racine secrète et voilée de sa propre expérience de l’exil, un essai de psychologie sociale sur l’étrangeté et la familiarité, qu’il situe dans le cadre d’une théorie générale de l’interprétation. Voir Schütz Alfred, L’étranger, trad. Bégout Bruce, Paris, Allia, (1944), 2017.

Participation in the dialogue is only possible for registered users.

×
×