Subject 1:
11 mars 2022 Centenaire de la naissance de Cornelius Castoriadis

Article initial:

Castoriadis, philosophe de la subjectivité ?

Olivier Fressard, 2022-03-11 00:00:00

Une contribution envoyée par Olivier Fressard

Castoriadis, philosophe de la subjectivité ?

Selon Charles Taylor, la culture moderne a connu « un tournant subjectif global ». C’est un fait indéniable, qui est étroitement lié à l’individualisme de nos sociétés, c’est-à-dire à leur valorisation de l’individu et à la subordination corrélative de la collectivité à celui-ci. Une des manifestations les plus caractéristiques de cet individualisme réside dans le culte contemporain de la créativité qui, lorsqu’elle n’est pas comprise naïvement comme une spontanéité, passe nécessairement, pense-t-on, par une émancipation à l’égard de toutes les contraintes sociales établies. Ce subjectivisme n’est pas propre au seul sens commun ordinaire. Il s’exprime aussi au plan théorique. On en trouve ainsi une expression caractéristique, à la fois enthousiaste et naïve, chez le sociologue Alain Touraine. Dans son livre Nous autres, sujets humains (Seuil, 2015), il soutient, en effet, la thèse que le monde contemporain fait advenir une « ère de la subjectivation » qui met fin à l’existence même des sociétés. Selon lui, la figure de l’homme, c’est désormais, universellement, le sujet humain, qui n’est plus animé que par une seule grande visée, celle d’être créateur du sens même de son existence indépendamment de toute institution sociale. Il lui suffirait pour cela de se référer au cadre unique et universel des droits de l’homme, compris comme ses droits de sujet. Dans cette perspective, l’être humain ne peut plus être appréhendé comme un être social puisqu’il tend, pour s’émanciper, à se délivrer de toute contrainte venant de la société. Toutes les institutions sociales seraient, aujourd’hui, en train de se défaire et les conditions seraient ainsi réunies pour que les individus puissent reconstruire à partir d’eux-mêmes, de leur monde privé, moins une société qu’une simple socialité. C’est là une formulation subjectiviste des théories modernes du contrat social. Au fond, selon cette conception, l’émancipation prend le visage d’un retour, en-deçà de l’état social, à l’état de nature.

Certaines formules d’Alain Touraine peuvent, au premier abord, sembler très proches de celles de Castoriadis. Ce sont toutes celles, nombreuses, où il définit l’homme comme être créateur de lui-même. Tous deux expriment ainsi une version de l’idéal moderne de l’autonomie lorsqu’il intègre certaines des exigences de la réaction romantique au rationalisme des Lumières. Toutefois, l’homme, c’est, pour Touraine, l’homme individuel et, de ce fait, l’hétéronomie à laquelle le sujet doit s’arracher pour conquérir son autonomie n’est pas seulement celle, en particulier, de la religion, mais celle de la société même, dont il s’agit, alors, d’accélérer la disparition. Le contraste entre les deux auteurs est ici considérable, car, selon Castoriadis, l’autonomie individuelle est inconcevable hors de l’autonomie collective. C’est un certain mode d’institution de la société qui rend possible l’autonomie individuelle. Il ne s’agit donc pas, pour les individus, de se libérer de l’état social pour vivre librement en conformité avec le sens qu’ils détermineraient pour eux-mêmes. Non seulement, la société doit réunir les conditions nécessaires à la visée d’autonomie individuelle, mais aussi cette visée n’est possible que comme participation à une société instituée de manière autonome.

Touraine ne se contente pas de reprendre à son compte le projet d’autonomie caractéristique de la modernité. Il en donne une vue unilatéralement individualiste et lui confère, en outre, en dépit de quelques dénégations ici et là, un fort accent subjectiviste. L’autonomie n’est plus comprise ici comme impératif catégorique de l’éthique ou comme effort de reconnaissance, par la liberté, de la nécessité rationnelle, mais comme une autonomie toute subjective dont on ne voit plus, non seulement ce qui la limite, mais aussi ce que peut bien être la matière à laquelle elle s’applique pour se donner des contenus. Touraine porte l’individualisme subjectiviste à son point ultime puisque, de son point de vue, tout doit désormais reposer, selon un concept qu’il emprunte à Foucault, sur des dynamiques de subjectivation. On ne trouvera rien de tel chez Castoriadis, car la valorisation de la créativité est, chez lui, solidement contrebalancée par la nécessité à la fois de se confronter à la réalité, de soumettre les productions de l’imagination créatrice à la réflexion critique et, pour les rendre effectives, de leur donner une forme déterminée. D’une manière générale, on ne trouve pas chez lui de valorisation du versant psychique de l’existence indépendamment de sa connexion avec des réalisations extérieures, sociales et publiques. Castoriadis n’aurait pas, vraisemblablement, donné son approbation à une éthique du souci de soi à la manière de Foucault, ni même à l’éthique de l’authenticité ou de l’expressivité selon Taylor. Cela tient à sa vision essentiellement sociologique et historique de l’être humain. Cependant, on peut se demander si le rôle qu’il accorde à l’imagination radicale dans l’autonomie ne réintroduit pas, dans sa conception, une forme de philosophie du sujet. Essayons de débrouiller un peu cette question.

Il est indéniable que Castoriadis emploie régulièrement le vocabulaire du sujet et de la subjectivité. Dans la partie la plus ancienne de son livre principal, L’Institution imaginaire de la société, une section est consacrée aux « racines subjectives du projet révolutionnaire » par contraste avec ses racines sociales. Dans la deuxième partie en revanche, c’est sous l’intitulé « L’individu et la chose » qu’il aborde les questions touchant à ce qu’on appelle aujourd’hui, de manière prépondérante, sujet et subjectivité. Il use donc tout autant du concept d’individu, qu’il considère tantôt sous l’angle de la psyché, tantôt sous celui de l’individu social. Toutefois, dans un article important, « L’état du sujet » (publié en 1986, repris dans Le Monde morcelé, p. 189-225), Castoriadis propose, dans le contexte d’un soi-disant « retour du sujet », qui, note-t-il, n’avait en réalité jamais disparu, une remarquable synthèse de ses idées en y adoptant l’idiome de la subjectivité.

Mais qu’est-ce donc qu’un sujet selon Castoriadis ? Pour commencer, fait-il valoir, le sujet est essentiellement pluriel, si bien que son unité est un problème en soi. Il y distingue plusieurs strates, qui sont autant de degrés de la subjectivité. La première est celle du pour-soi, qui est caractéristique de tout vivant. Toute entité existant sur ce mode possède, dit-il, l’autoréférentialité et l’autofinalité. C’est là l’aspect le plus général de la subjectivité, celui du rapport à soi. La deuxième strate est celle du psychisme, muni de ses trois vecteurs, représentationnel, affectif et désirant ou intentionnel. La troisième strate, enfin, n’existe, elle, que sous condition d’une institution sociale, c’est celle de la réflexivité et de l’action délibérée. Castoriadis affirme à son propos qu’elle constitue la subjectivité au sens fort.

S’agissant de l’être humain, la question du sujet concerne, centralement, selon Castoriadis, la psyché dans le cadre de la cure analytique. C’est dans ce champ, à la fois pratique (l’analyse) et théorique (la métapsychologie), que Castoriadis traite de la question du sujet, non pour parler de l’être humain en général ou du type anthropologique caractéristique des Temps modernes. Dans cette perspective, il introduit ce point essentiel pour lui : le sujet n’est pas une substance, mais un projet. Ce projet, c’est celui que visent ensemble l’analysant et l’analyste dans le processus psychanalytique. Au cours de la cure, les rapports entre les différentes instances psychiques, que Castoriadis décrit conformément aux topiques freudiennes, sont remaniés de telle sorte que le sujet puisse se libérer de ce qui l’entrave et, partant, entreprendre et réaliser des projets. Ainsi, pour Castoriadis, le sujet est avant tout un concept psychanalytique. Sur ce terrain, il est en outre un concept pratique puisqu’il désigne une visée, qui se réalise d’abord dans le cadre de la cure, et qui peut ensuite être poursuivie indépendamment par l’individu.

Que devient l’individu une fois son analyse achevée ? Après qu’il ait acquis ou retrouvé sa capacité de réflexion et d’action, celle de se livrer à un dialogue intérieur propre à déboucher sur des décisions pour sa propre existence, il ne disparaît certes pas en tant que sujet. Cette subjectivité s’articule alors à l’individu social : elle en est le versant intérieur. C’est à une interface à laquelle nous avons donc affaire. D’un côté, l’individu social, face externe de l’individu, dans son existence pour les autres, publiquement identifiable, de l’autre, la subjectivité, face interne de l’individu, où se met en place le rapport à soi de l’individu qui va lui permettre d’investir et d’incarner des rôles sociaux. Dans cette conceptualisation, il n’y a pas, comme on le voit si souvent, d’opposition entre l’individu ou le sujet et la société. C’est une triade que Castoriadis met déjà en place : d’abord la psyché, qui, à l’origine, en son cœur inconscient, est essentiellement asociale, puis l’individu social et, enfin, la société. L’individu est, selon Castoriadis, une institution sociale, chaque société instituant d’une manière qui lui est propre un type d’individu, celui qui convient à ses mœurs et ses institutions. L’individu est, en tant que tel, formé en profondeur – littéralement ‘fabriqué’, dit-il - par la socialisation, complétée par une éducation explicite, sans que pourtant elle réussisse à résorber entièrement la psyché rebelle à la société. L’individu, c’est l’être humain tel qu’il existe pour la société et tel qu’il s’y’intègre. Il y entretient des relations réglées avec les autres et y prend part, de manière suffisamment fonctionnelle, aux pratiques sociales instituées.

Quelle est, dans ce cadre théorique, la place de la subjectivité ? Au sens fort défini par Castoriadis, le sujet capable de réflexion et d’action délibérée ne saurait émerger spontanément, car il n’est pas en mesure de se faire tel par ses seules ressources propres. Il y faut l’institution sociale de ce type de subjectivité, à partir de laquelle, seule, ce que Castoriadis reconnaît comme une possibilité ou une virtualité anthropologique peut devenir effective. Par conséquent, la subjectivité pleine et entière est, chez lui, la face interne de l’autonomie individuelle. On parlera donc d’autonomie individuelle lorsqu’on considèrera la capacité de l’individu à conduire son existence dans une société elle-même autonome, de telle sorte qu’il soit en mesure d’apporter des contributions, y compris critiques, à la collectivité et, par là-même, de réaliser un projet personnel qui le satisfasse. Ce n’est pas pour autant d’une fusion harmonieuse entre les individus et les institutions sociales qu’il est ici question, telle qu’elle s’exprime dans le concept hégélien de réconciliation entre le pour soi et l’en soi de l’esprit. Selon Castoriadis, en effet, outre le fait que la monade psychique (la psyché non socialisée) n’est pas entièrement résorbable dans l’individu social, celui-ci acquiert, dans une société qui, parce qu’elle vise l’autonomie collective, forme ses membres à l’autonomie, une indépendance d’esprit et d’action. Ainsi, pour prendre un exemple, le langage, institution sociale par excellence que tout individu doit apprendre pour pouvoir dire même quelque chose de sensé, n’est, dit Castoriadis, « que pour autant que sa propre transformation incessante trouve ses ressources en lui-même, tel qu’il est à un moment donné. Ce n’est qu’ainsi que le langage rend possible, par des moyens acquis, un discours autre, qu’il permet un usage inhabituel de l’habituel, qu’il instrumente l’originalité dans ce qui, apparemment et réellement, traîne partout – que dans sa prostitution universelle, il peut toujours retrouver une virginité intacte. » (L’Institution imaginaire de la société, p. 322). L’individu qui apprend le vaste ensemble des usages corrects constitutifs d’une langue ne s’aliène donc pas à celle-ci. Au contraire, il intègre, ce faisant, les conditions d’une éventuelle production linguistique originale.

On ne trouvera pas chez Castoriadis cette opposition, caractéristique de la philosophie sociale spontanée ou non qui prévaut aujourd’hui, entre l’individu et la société ou encore entre la subjectivité et l’objectivité froide et aliénante de la société en général et de l’Etat en particulier. S’il existe une opposition de ce type chez lui, elle passe entre la psyché, en son état monadique, selon son terme, et les exigences de toute vie sociale. Ce dont est capable cette psyché, c’est de transgression, qui, comme il le fait remarquer, n’est pas une contestation, mais, en réalité, son contraire. Si l’individu social peut, lui, en venir à contester tout ou partie de la société, c’est en participant à un mouvement instituant collectif qui le dépasse. Dans une société autonome ou, du moins, libérale, il existe des formes instituées de la critique et du conflit. Elles en sont constitutives et définissent une conflictualité normale dans le cadre de laquelle, régulièrement, des institutions établies sont mises en cause et de nouvelles institutions tentent, corrélativement, de se mettre en place. La situation d’un dissident politique qui s’oppose à un Etat dictatorial est un cas de figure différent qu’il ne faut pas confondre avec ce qui précède. Ce que fait cet individu, c’est mobiliser des valeurs et des principes déjà disponibles, soit dans sa propre société avant qu’un autocrate ne se soit emparé du pouvoir, soit dans des sociétés voisines pouvant lui servir de modèle. Ce qu’il ne fait pas, c’est accéder par introspection et en raison d’une lumière naturelle aux droits de l’homme individuel.

Si, donc, Castoriadis emploie régulièrement le concept de sujet, sa pensée n’est pas pour autant une philosophie de la subjectivité. Ce qu’il entend par sujet ne peut être compris que dans son articulation à la psyché et à l’individu social. Le sujet se partage, chez lui, si l’on veut adopter ce vocabulaire, entre le sujet psychique, le sujet individuel et le sujet autonome. En outre, la subjectivité, loin d’être simplement individuelle, est tout autant, et inséparablement, sociale. Enfin, les pensées, les affects et les désirs les plus subjectifs d’un individu, celles du monde privé singulier auquel il accède de manière privilégiée, ne peuvent conduire à une expression ou une action réelles qu’en s’instituant, en dépassant donc leur subjectivité pour entrer dans une forme partageable avec autrui.

Olivier Fressard

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