Comment je ne suis pas devenu musicien

2008-12-02


C’est donc l’une de vos premières émotions ?

Oh oui, certainement, l’une des toutes premières.

Et vous n’avez jamais songé à devenir vous-même musicien ?

C’est une autre histoire. J’ai toujours énormément aimé la musique mais, alors que je savais lire une partition et que j’arrivais à pianoter tant bien que mal quelques mélodies et chansons, je n’avais eu aucune envie avant 12-13 ans de me mettre à l’étudier sérieusement. Et puis un jour j’ai fait la connaissance en classe de troisième de Michalis Dinopoulos, qui devint un très grand ami et qui joua dans cette histoire un rôle assez important. C’était le fils d’un professeur de lettres au collège. Michalis étudiait la musique. Il était à vrai dire très talentueux dans tous les domaines, c’était un esprit très vif, mais là où éclatait vraiment son génie, c’était dans la musique. Il étudiait au Conservatoire national grec avec Vargolis - avec qui j’ai moi aussi étudié l’harmonie par la suite - et il composait. J’allais souvent chez lui, rue Didimou - j’habitais alors chez ma grand-mère, au 58 de la rue Acharnon, dans une ancienne maison très belle, avec un jardin immense -, et pendant des après-midi entiers, l’hiver, il me jouait ses compositions. L’histoire de Michalis est tragique. Il avait reçu une bourse et était venu à Paris, c’était un peu avant l’entrée de l’armée italienne en Grèce en 1940, ou peut-être était-ce juste avant la débâcle en France, je ne me souviens plus. J’ai donc perdu sa trace, et lorsque moi aussi je suis venu en France fin 1945, je l’ai cherché et je l’ai retrouvé début 1946, ainsi que l’un de ses cousins qui était aussi mon ami. Michalis était alors devenu pratiquement fou. Quand je l’ai vu, il se comportait très bizarrement, comme s’il se croyait persécuté... Son cousin m’a raconté qu’ils avaient réussi à organiser un concert où l’on jouerait ses œuvres et que, le jour du concert, il avait disparu.

Il a eu le trac ?

Je ne sais pas si c’était uniquement le trac. Je ne l’ai plus jamais revu, mais j’appris par la suite qu’il était retourné en Grèce. Quand j’ai retrouvé sa mère, elle me raconta le drame de son fils : il était devenu complètement fou et ne sortait plus. Un jour, il avait pris toutes ses partitions, était allé sur le port de Phalère et avait distribué ses compositions aux matelots américains. Il mourut un peu plus tard. Quoi qu’il en soit, Michalis a joué pour moi un très grand rôle. Nous avons si souvent écouté de la musique, chez lui ou chez moi, sur un vieux phonographe...

Y a-t-il des interprétations qui vous ont particulièrement marqué ?

Je me souviens, entre autres, d’un disque où Chaliapine chante un air merveilleux de Moussorgski, « La puce », sur le texte du Faust de Goethe. J’ai longtemps cherché à retrouver cet enregistrement. Méphistophélès chante avec des buveurs dans une taverne à Leipzig. Les paroles sont très subversives, il est question d’un roi dont le favori est une puce qui empoisonne l’existence de tout le monde à la cour. « Mais qu’elle ne s’avise pas de nous piquer, parce que nous l’écraserions immédiatement », menacent les buveurs.

[Extrait musical]

Et puis il y a eu la mode des films musicaux à Athènes. Le tout premier fut Le Chanteur de jazz[1], avec Al Jonson, c’étaient les débuts du cinéma parlant. On a ensuite projeté un film qui est resté des semaines à l’affiche : La Symphonie inachevée[2], avec Martha Eggerth, qui jouait et chantait, et un acteur du nom de Hans Jaray dans le rôle du compositeur. Le film était très mélo, mais on y entendait beaucoup de Schubert. Je l’avais vu avec Michalis, et nous l’avions adoré. Un soir, nous sommes donc allés chez Lambropoulos, une des plus grandes maisons de disques à l’époque, pour acheter le disque avec nos économies, mais ils ne l’avaient pas. Nous avons trouvé un disque sur lequel était écrit « Bach », nous avons pensé qu’il s’agissait du grand Bach, nous l’avons acheté et amené à la maison. Et là, nous avons découvert que c’était une symphonie de Jean-Chrétien Bach, un de ses fils, qui, vous le savez, appartient aux débuts de l’école de Mannheim et qui est très...

... connu et en même temps méconnu.

Sans doute. Mais sur le moment, en la comparant avec l’Inachevée, nous avions été déçus, parce que c’était très... disons rococo.

Écoutons un peu la Symphonie inachevée. Karl Böhm dirige.

[Extrait musical]

C’est loin. Aujourd’hui la musique est partout : nous avons la radio, les cassettes, les CD...

Mais occupe-t-elle autant de place en nous qu’à l’époque ? La quantité d’informations est tellement...

C’est difficile à dire. Si vous tenez ce discours, on vous répondra : vous êtes vieux, voilà tout. Pour nous, à l’époque, et a fortiori en Grèce, la musique était quelque chose d’extrêmement rare et précieux ; il n’y avait que quelques disques de musique classique, la radio n’existait même pas encore. Elle a commencé à émettre vers 1935-1936, avec le fameux motif musical du berger qui ouvrait et fermait la journée... [Ils chantent.]

Il y eut ensuite un autre film[3] où Harry Baur jouait Beethoven.

Nous parlons de quelle année ?

J’étais en troisième, cela devait donc être en 1934.

Et la radio n’avait pas encore commencé à émettre ?

Non. De toute façon, rares étaient les familles qui disposaient d’un poste de radio, c’était un privilège. Mon père était un homme étrange : ce n’est qu’à mon départ de Grèce qu’il s’est décidé à acheter un poste [rires], alors qu’il adorait la musique et qu’il avait un phonographe... Plus tard fut projeté un autre film, sur Chopin[4], qui était également très beau. Je me souviens notamment d’une scène, une prétendue rencontre entre Chopin et Liszt chez Pleyel à Paris. On y voit deux pianos disposés dos à dos. Chopin s’assied à l’un d’eux et commence à jouer. Liszt entre dans le magasin, l’entend, et comprenant de qui il s’agit, s’assied à l’autre piano et se met à jouer. À un moment, Chopin s’interrompt, l’écoute, et lui dit : « Ce n’est pas possible. Vous devez être Franz Liszt. » Et l’autre lui répond : « En effet. Et vous êtes Frédéric Chopin. » [Rires.]

Se non è vero, è ben trovato...

Oui... Enfin, ce n’est pas du tout vero, mais ben trovato, certainement. Voilà. C’est donc à cette époque que j’ai découvert Chopin. J’avais vu un autre film avec ma mère ; il n’était pas musical mais on y entendait de nombreux extraits de la Sixième Symphonie de Tchaïkovski. Ma mère l’adorait et en jouait une version pour piano. Toute la symphonie s’était imprimée en moi, mais surtout cette mélodie très douce de l’« Allegretto » du premier mouvement. [Il chante.]

[Extrait musical]

Cette symphonie est magnifique, elle a quelque chose d’une confession, avec un côté très XIXe siècle : tous ces mouvements musicaux parcourus par la lutte et pour finir le chagrin et la catastrophe, la mort inéluctable. Enfin, voilà les films qui passaient à l’époque. Encouragé par mon amitié avec Michalis, je me suis mis à faire des semblants de composition au piano.

Quelles étaient vos influences ?

Oh, à l’époque cela devait être des sortes de pastiches ou de plagiats de Beethoven, parce que, comme je vous l’ai dit, ma mère jouait beaucoup ses sonates : la Pathétique, l’Appassionata... Les Romances sans paroles de Mendelssohn, aussi. 

Cela devait être assez rare à l’époque, à Athènes, qu’une femme ait un piano et en joue, non ?

Non, pas du tout, parce qu’elle avait reçu l’éducation de la moyenne-grande bourgeoisie, plutôt de la moyenne que de la grande, d’ailleurs. Et les trois conditions pour qu’une jeune fille se marie, c’était qu’elle soit vierge, qu’elle ait une dot et qu’elle joue du piano. [Rires.]

Qu’elle sache un peu de français ?

Et qu’elle sache un peu de français, donc [rires]... Sérieusement, beaucoup de femmes jouaient du piano, mais ma mère aimait énormément en jouer, elle adorait la musique. Elle jouait très bien.

Vous m’avez raconté qu’une fois, vous marchiez dans la rue et que vous avez entendu...

Cela s’est passé plus tard, n’anticipons pas. J’avais donc commencé à soi-disant composer au piano. J’ai mis par écrit quelques-unes de mes compositions et je les ai montrées à Michalis, qui m’a dit que ce n’était pas de la musique. Pour finir, j’ai écrit quelque chose qui était une sorte de pastiche des Romances sans paroles de Mendelssohn. « C’est assez banal, mais bon, cela ressemble à de la musique », me dit alors Michalis, qui était très coupant et sévère. Mon père, voyant que je m’intéressais au piano, a décidé que je prendrais des cours. Je commençai donc à aller au Conservatoire, à prendre des leçons avec une dame dont j’ai oublié le nom. Je n’ai jamais réellement travaillé le piano, je ne pouvais pas m’y astreindre...

Pourquoi ?

Je ne sais pas ; cela demande de la patience, et je suis quelqu’un d’impatient, du moins d’impatient pour ce genre de choses. Je peux rester dix heures devant une demi-page d’Aristote [rires]. Mais le type de travail que demande le piano... Peut-être est-ce à cause des exercices... Encore que, dans un bon enseignement du piano, je ne sais plus qui me l’a dit par la suite, il ne faut pas faire trop d’exercices, tout est dans les morceaux.

Oui, mais il faut répéter très souvent les morceaux, ce que vous ne supportiez sans doute pas.

Certainement. Cela dit, c’est très différent de retravailler des morceaux. Mon père m’avait donc amené chez un pianiste qui s’appelait Alex Thurneyssen.

Je le connais ; il est célèbre...

C’était un très bon pianiste. Il enseignait au Conservatoire, où, inévitablement, il couchait avec la plupart de ses étudiantes [rires]. Cela dit, il connaissait réellement la musique et m’avait appris un tas de choses. À la fin, nous ne faisions même plus cours - il savait que je m’intéressais à la composition, je lui avais montré deux ou trois essais -, nous nous asseyions et discutions, il jouait pour moi. Il m’a fait découvrir la Sonate en si mineur de Liszt et plein d’autres morceaux qui m’étaient inconnus. Je me souviens surtout d’une scène humiliante. Nous parlions de Wagner, il me dit : « Wagner, quel compositeur extraordinaire ! » Je lui réponds : « Oui. » Puis il ajoute qu’un de ses opéras contient toute la musique qui viendra après lui. Je pense tout de suite à Tristan, dont je connaissais des extraits à l’époque. Mais j’ai eu peur de me tromper et je me suis dit : Bon, quel est le dernier opéra de Wagner ? C’est ce qu’il doit avoir en tête. Et je réponds donc : « Ah oui, Parsifal. - Parsifal, s’écrie-t-il, par pitié, non ! Tristan et Isolde ! » J’étais un enfant à l’époque.

Donc Liszt était son compositeur préféré ?

D’une certaine façon, oui, mais il me jouait également du Debussy, quelques Ravel, Gaspard de la nuit...

Thurneyssen pouvait jouer Gaspard de la nuit ?

Oui. Je me souviens qu’il m’avait joué les deuxième et troisième parties, « Le gibet » et « Scarbo ».

Vous m’étonnez. Je ne pensais pas qu’il avait un tel niveau technique. Parce que c’est l’une des œuvres pour piano les plus difficiles...

Si, si, il jouait merveilleusement bien. C’est alors que je commence à aller au conservatoire avec assiduité. Je ne peux pas me plaindre de Thurneyssen : même s’il me donnait des exercices de Czerny, il m’avait aussi donné Mikrokosmos de Béla Bartok. C’est idéal pour apprendre à jouer du piano, c’est progressif : cela commence très facilement et puis cela évolue vers des morceaux très durs et très beaux.

Et qu’en est-il de Beethoven ?

Ma mère, je vous l’ai dit, jouait la Pathétique, l’Appassionata, la plupart des premières sonates. Je ne sais pourquoi, mais elle n’avait pas le deuxième volume des Sonates, seulement le premier, que je possède encore. Elle jouait également la sonate en la bémol avec les variations, celle qui contient la Marche funèbre, qui est très belle. Et aussi beaucoup de Liszt, les Rhapsodies, en particulier la Sixième [il chante], je revois ses mains courant sur le clavier. Et du Chopin : je me souviens de la Grande Polonaise.

Quoi qu’il en soit, et tout en n’aimant pas les exercices, vous faites preuve d’une certaine dextérité.

Mais non...

Comment non ?

Plus maintenant... C’est alors que j’ai compris qu’il me fallait apprendre un peu de piano pour pouvoir composer. Et j’ai commencé des cours d’harmonie avec Vargolis, qui était un homme adorable, désintéressé, très ouvert et toujours très présent pour ses élèves.

Et un excellent musicien.

En effet. C’est dommage qu’il n’ait pas composé davantage. J’allais donc chez lui, il habitait alors au-dessus de Dexameni. Je commençai à composer, à essayer du moins de composer pour orchestre, etc. Tout cela s’est arrêté quand je suis venu en France.

Reste-t-il quelque chose de ces compositions, ne serait-ce qu’un souvenir ?

Il reste quelques enregistrements sur bandes : quand, par la suite, je suis venu en France, j’ai acheté un magnétophone et j’ai enregistré un grand nombre de mes compositions, des improvisations pour la majeure partie. Il doit aussi rester une ou deux partitions, qui ne valent pas grand-chose. Mais tout ça s’est arrêté parce qu’à mon arrivée en France, j’ai découvert le type de musique que l’on écrivait alors. Et que ce que moi j’écrivais, dans le meilleur des cas [rires], se situait quelque part entre Ravel, Petrouchka, Bartok, etc.

Ce n’est pas rien !

Oui, mais c’était ce qui se faisait quarante ans auparavant, cela avait déjà était dit. J’ai toujours été d’accord avec Kant qui dit, dans la Critique de la faculté de juger, que « les beaux-arts sont les arts du génie[5] » : comme je ne pensais pas être un musicien génial, j’ai arrêté. Enfin, j’ai continué, mais pour mon plaisir, ou celui de quelques jeunes femmes [rires].

Je voulais vous demander... Goethe a dit de Beethoven : « Ce compositeur est tellement naïf qu’il pense pouvoir changer le monde avec sa musique. » Indépendamment de savoir s’il avait raison ou non, et bien que lui-même ait été un musicien insignifiant...

Insignifiant ? Inexistant !

Il n’a pas compris Schubert...

Schubert lui a envoyé les partitions de « Marguerite au rouet » et du « Roi des aulnes », et Goethe ne lui a pas répondu ! C’est tout dire.

Il préférait Loewe !

Peut-être... Il ne comprenait rien à la musique.

Quoi qu’il en soit, c’est une grande question : la musique peut-elle influer sur le sens esthétique de l’humanité ?

Ecoutez, je pense que la musique contribue énormément à former le sens esthétique et à le faire évoluer, mais je ne sais pas si l’on peut dire qu’elle a la primauté sur les autres arts. Prenons Wagner, par exemple : il survient à l’époque de Baudelaire, et, peu ou prou, de Manet, c’est-à-dire à une époque de bouillonnement, de bouleversement généralisé. Il est vrai que, si l’on pense à Mozart ou Beethoven, ils sont bien au-dessus et au-delà de leur époque, il n’y a pas de doute là-dessus.

Un homme qui a en lui comme sensation, comme vécu, la musique de Mozart ou de Beethoven, ne peut plus être le même.

Je crains qu’il ne nous faille être plus humbles et modestes...

Je ne veux pas dire qu’il devient un être supérieur, mais qu’il a compris des choses concernant son propre parcours.

Pourtant, on connaît ces SS qui, après avoir gazé des juifs, rentraient chez eux écouter des lieder de Schubert. C’est comme ça... Il existe un très beau film, Tchapaïev[6], de l’époque des grands cinéastes russes de la Révolution. Tchapaïev était un partisan russe. Dans le film, on voit un général blanc, qui, comme tous les généraux blancs - le film a un côté image d’Épinal -, est extrêmement dur avec ses hommes, etc. Un jour, pendant la guerre civile contre les Rouges, son ordonnance ne lui cire pas correctement ses bottes. Le général ordonne qu’on lui donne trente coups de knout. Pendant que l’on administre les coups et que son ordonnance meurt à petit feu, le général s’assied à son piano et joue la première partie de la sonate dite Clair de lune. C’est bien sûr une scène d’une extrême ironie de la part du réalisateur, qui veut montrer par là que la culture bourgeoise n’améliore pas l’être humain.

Oui, mais il y aurait une objection sérieuse : le fait qu’il la joue ne signifie pas qu’il la comprenne.

Le réalisateur le montre en train de jouer avec recueillement, les yeux mi-clos. C’est une scène extraordinaire qui, pour autant que l’on sache, est vraie, en ce qui concerne ce genre de personnages. La fille de Staline raconte dans ses Mémoires que son père allait au Bolchoï lorsque l’on jouait Boris Godounov - il avait une loge protégée par une grille pour éviter qu’on ne le voie mais aussi pour décourager d’éventuels agresseurs - et qu’elle l’avait vu pleurer. Je ne peux pas m’imaginer Staline en train de pleurer ! En même temps, Boris Godounov, c’est la tragédie du pouvoir absolu, n’est-ce pas ? C’est-à-dire la tragédie d’un homme qui a commis d’innombrables crimes pour accéder au pouvoir et qui meurt ensuite de remords. Et Staline allait écouter cette œuvre. Évidemment, lui, ce ne sont pas les remords qui l’ont étouffé !

Je crois que sous Staline ils devaient avoir changé la fin...

Oui, ils avaient sans doute interverti des passages ; ils ont dû mettre la révolution dans la forêt en guise de conclusion. C’est un passage magnifique. Si nous pouvions l’écouter...

 [Extrait musical]

Je devrais sans doute dire encore quelques mots des gens qui ont joué un rôle dans ma découverte de la musique, mais je me souviens là d’un épisode qui a eu lieu sous l’Occupation, en 1944, ou peut-être après le départ des Allemands, donc en octobre ou en novembre. C’était une nuit athénienne très douce, j’avais passé la soirée chez des amis à Kolonaki et je rentrais chez moi à pied vers 2 heures et demie du matin - j’habitais alors chez mon père, rue Hypatie, près de la rue Mitropoleos. Et alors que je descendais la rue Kanari, peu avant le croisement avec la rue Akadimias, à droite en descendant, j’entends le son d’un piano qui venait de la fenêtre ouverte d’un balcon. Je m’arrête un instant : c’était le premier Impromptu de l’Opus 90 de Schubert. Et je suis resté cloué sur place, fasciné, dans la merveilleuse nuit athénienne - Athènes n’était pas alors la tragédie qu’elle est aujourd’hui, c’était une très belle ville, à sa façon. A suivi le deuxième ou le troisième Impromptu, qui est également magnifique. À un moment, un homme est sorti, pour prendre l’air ou regarder dehors, que sais-je, il m’aperçoit, m’observe quelques instants, comprend que j’écoute la musique et me demande : « Vous aimez la musique ? - Passionnément. - Pourquoi ne montez-vous pas ? Je descends vous ouvrir. » Je monte, c’était au premier ou au deuxième étage, je ne sais plus, et je vois une femme d’une extrême beauté qui jouait du piano. Deux hommes, dont celui qui venait de m’ouvrir, l’accompagnaient. Nous nous sommes présentés et elle s’est remise à jouer. J’étais complètement ensorcelé par la musique. Quelques pensées romanesques m’ont bien évidemment traversé l’esprit : qu’est-ce que ce trio ? ces deux hommes ? le mari et l’amant ? une relation où chacun accepte l’autre ? ou peut-être quelque chose de très innocent...

Une muse qui les ensorcelait tous deux...

Une muse, oui... Elle a donc joué beaucoup de choses, du Chopin, dont le Scherzo en si bémol mineur, je crois, que j’aime tant.

Ah oui, le deuxième...

... qui commence merveilleusement [il chante]. Bref, elle a joué très longtemps, et c’est l’un des plus beaux souvenirs de ma vie.

Aimez-vous Chopin?

Énormément, et depuis le début. C’est pour moi un très grand musicien. Quand je suis arrivé à Paris, et que je suis devenu l’ami de jeunes intellectuels et philosophes français, Chopin n’était pas du tout à la mode, on était revenu à Bach d’une part, et au baroque français, à Rameau, à Couperin de l’autre. Chopin était considéré comme un compositeur pour jeunes filles...

Est-ce possible ?

... et je m’étais disputé avec eux. Un de mes plus grands plaisirs a été de les voir quelques années plus tard changer d’avis et écouter du Chopin. Les critiques avaient alors découvert que, pour Debussy, Chopin était un musicien extraordinaire, que Ravel aussi avait été très influencé à la fois par Liszt et par Chopin, et que Wagner l’aimait beaucoup.

À quel moment a lieu votre rencontre avec Wagner ?

Cela commence à Athènes. Mon père possédait un disque avec un air de Tannhäuser, un autre du Vaisseau fantôme et un autre encore que j’écoutais pendant des heures parce qu’il me semblait à la fois merveilleux et incompréhensible, le duo de la nuit d’amour de Tristan et Isolde, au deuxième acte. Avec la merveilleuse voix de Brangäne qui leur dit : « Faites attention ! Faites attention ! »

Un duo érotique qui ne s’arrête jamais...

Il s’arrête à l’instant où - il ne s’arrête jamais, évidemment... Et il a, si j’ose dire, une dimension clairement sexuelle : cette musique qui monte, qui monte, et qui est brusquement interrompue par l’arrivée du roi Marc. Mais il y a un instant magique, si vous pouvez le trouver pour les auditeurs, où, alors qu’ils sont perdus dans la nuit et dans leur amour, le duo s’interrompt et on entend la voix de Brangäne, la suivante d’Isolde, qu’elle a placée au sommet d’une tour pour faire le guet et les prévenir de l’apparition de l’aube. C’est une mélodie extraordinaire, en homophonie d’un ton, je crois, qui leur dit : « Habet acht ! Habet acht ! Schon weicht dem Tag die Nacht ! », « Faites attention ! Déjà le jour chasse la nuit ! », le roi va revenir. Ils ne l’entendent évidemment pas et le roi revient.

[Extrait musical]

L’idéologie wagnérienne ne vous a pas gêné ?

Je ne peux pas dire qu’elle m’ait gêné alors : ce n’est que plus tard que j’ai eu la désagréable surprise de découvrir que Wagner était antisémite. Il avait, pour commencer, été révolutionnaire ; il l’était en 1848. Le début de la Tétralogie a été écrit dans un esprit révolutionnaire, et commence par une scène, dans L’Or du Rhin, je crois, ou peut-être est-ce dans Siegfried, où l’on voit Alberich, le magicien, avec l’un de ses esclaves : on entend alors le bruit d’une machine et ce bruit est clairement industriel. C’est l’atelier d’Alberich, son aciérie, disons. D’une certaine façon, c’est le prolétariat qui subit l’exploitation de l’usine capitaliste, cela s’entend très distinctement. Par la suite, Wagner est devenu antisémite et a écrit les imbécillités que l’on connaît. Vous savez, quand on pense à tous les intellectuels et artistes de l’époque qui étaient antisémites, c’est effrayant. Des gens comme Degas, par exemple. Si l’on prend les intellectuels français lors de l’affaire Dreyfus, la moitié était pour lui, je m’en réjouis et cela me console parce que l’autre moitié, et parmi elle de grands noms, était, avec l’opinion publique, pour sa condamnation.

Pensez-vous que Zola, en écrivant son J’accuse, a eu un rôle déterminant ?

Oui, il a joué un rôle crucial : c’est avec Zola que tout commencé. Personne ne voulait rien faire, et Clemenceau, qui dirigeait alors le journal L’Aurore, hésitait à agir. Zola avait vu le président du Sénat, l’Alsacien Scheurer-Kestner, qui était convaincu de l’innocence de Dreyfus et le lui avait dit. Zola arrive donc un soir dans les bureaux de Clemenceau avec son texte et tout de suite les presses se sont mises à tourner : c’est le célèbre J’accuse en première page, début d’une terrible histoire qui durera dix ans.

N’est-ce pas passionnant de voir qu’à un moment un homme de lettres a mis en lumière la vérité ?

Bien sûr. Malheureusement, c’est aussi très rare. Ce qui est encore plus rare, c’est qu’il soit entendu.

Vous aussi avez été entendu, à propos de l’Union soviétique.

Non, j’ai été entendu une fois la fête finie. J’ai été entendu quand on entendait le même son de cloche partout, mais pas avant - enfin, peu importe...

Vous m’avez parlé de votre amour pour l’instrument à vent que l’on entend, à la fin de Tristan.

Oui, on entend au début du troisième acte un berger qui joue du cor anglais ; et de fait, cet instrument a un son extrêmement nostalgique...

 [Extrait musical]

Je voudrais maintenant évoquer deux jeunes femmes qui ont également joué un rôle dans mon éducation musicale. La première, je ne crois pas que vous la connaissiez, est Mimica Cranaki, qui vit en France. Quand nous nous sommes rencontrés à l’université, elle avait commencé à prendre des cours de piano et je l’avais fréquemment entendue jouer sous l’Occupation chez elle. Je crois me souvenir qu’elle jouait les Variations symphoniques de Schumann, ainsi que les Variations Diabelli de Beethoven. La deuxième personne est Nelly Andrikopoulou (que vous avez rencontrée, il me semble, une fois). J’ai d’ailleurs failli me disputer avec elle, parce que je soutenais que c’était chez elle que j’avais entendu pour la première fois une étude merveilleuse de Chopin, la troisième, l’Étude posthume en la bémol majeur, si je ne me trompe pas, qui est comme un poème de Rilke. Elle me disait qu’elle ne l’avait jamais jouée et qu’elle n’en avait jamais été capable.

Elle n’est pourtant pas très dure, l’étude en la bémol !

Mais c’est précisément la raison pour laquelle ce qu’elle dit m’étonne, parce que même moi je peux la jouer : c’est une suite d’arpèges, avec une légère difficulté rythmique parce la main droite joue des triolets tandis que la gauche joue des croches, n’est-ce pas ?

Tout à fait.

Il faut donc arriver à les synchroniser. Quoi qu’il en soit, c’est à Nelly que je dois d’avoir découvert les sonates de Mozart : elle jouait la merveilleuse Sonate en la mineur, bien d’autres morceaux. Et du Chopin...

Écoutons un peu, si vous le voulez bien, cette Etude de Chopin dans l’interprétation extraordinaire d’Arthur Rubinstein.

[Extrait musical]

Voilà... On passe ensuite à la France, où je suis arrivé fin 1945 et où je commence, comme disent les Français, par tirer le diable par la queue, ou par manger de la vache enragée. Le peu d’argent que j’avais provenait de ma bourse d’études... Le voyage qui nous a menés d’Athènes à Paris est extraordinaire, quelqu’un devrait le raconter un jour, dans une veine tragi-comique. Nous n’en parlerons pas ici en détail car ça n’a pas de rapport avec la musique, si ce n’est que, parmi les 180 boursiers qui se trouvaient sur le Mataroa, il y avait une pianiste. C’était une caricature de pianiste, visiblement vieille fille. Les conditions sur le bateau étaient infectes, nous transportions tout seuls tous nos bagages - et il y avait parmi nous une vingtaine de sculpteurs. Nous avions pris tout ce que nous pouvions : des manuscrits, des livres, etc. Les sculpteurs, eux, avaient pris les empreintes de leurs sculptures et on les transportait pour eux, comme dans une coopérative. La pianiste, elle, avait un petit piano...

Un piano muet ?

Un piano muet, pour faire ses exercices. Seulement ce piano avait beau être muet, il était extrêmement lourd. Je nous revois dans le port de Tarente, penchés d’un côté du bateau, et nos amis qui essayaient de descendre le piano par l’escalier latéral...

Et elle répétait sur son piano muet ?

Bien sûr : sur le bateau, dans le train, etc. Bref, pendant deux ou trois ans ce fut la grande misère, mais au bout d’un an et demi j’ai loué un appartement. Un ami m’a donné un vieux poste de radio et je me suis mis à écouter beaucoup de musique - je travaillais à l’époque chez moi, du moins quand j’avais du travail. Je ne comprendrai jamais comment nous avons réussi à vivre pendant ces trois ans, avant que je ne travaille à l’OCDE. D’où venait l’argent pour les biftecks, le fromage, le pain et pour l’enfant qui naquit alors, Sparta ? C’était l’époque merveilleuse de Jean Witold et de son émission, Les Grands Musiciens, qui durait deux heures le matin et était annoncée par l’Adagio d’Albinoni.

[Extrait musical]

Il passait méthodiquement tous les enregistrements disponibles à l’époque. Il avait commencé par Mozart, et j’ai alors pu écouter Don Giovanni en entier.

Encore une étape importante...

Une grande étape, oui. Puis le Requiem, que j’avais entendu pour la première fois en 1943 à Athènes, à l’Olympique, et qui m’avait proprement sidéré. Il avait aussi diffusé tout ce qu’il y avait de Bach : une interprétation par morceau. Il n’y avait pas alors d’intégrale de son œuvre, je ne sais même pas si cela existe aujourd’hui. Cette émission a donc joué un rôle important. Par la suite, j’ai loué un piano et je continuais mes improvisations, mes semblants de composition. Quand l’état de mes finances s’est un peu amélioré, j’ai aussi acheté un magnétophone, sur lequel j’ai commencé à m’enregistrer.

En somme, une relation ininterrompue avec la musique ?

Oui.

Si vous le permettez, j’aimerais que nous nous arrêtions un instant sur Mozart. Don Giovanni et le Requiem, ce sont des moments différents. Il y a dans le Requiem un profond recueillement... Ecoutons-le.

[Extrait musical]

Don Giovanni, par contre, c’est la théâtralité à son apogée...

La théâtralité, mais aussi la tragédie. Ce que je reproche cependant à Mozart, c’est la dernière scène. Don Giovanni aurait dû finir avec l’apparition du Commandeur et la mort de Don Giovanni qu’il précipite en enfer. Le chœur est magnifique à cet instant. Je pense que la conclusion de l’opéra était une concession au goût du public et à ce que voulait la morale de l’époque : les bons se retrouvent et célèbrent pour ainsi dire le triomphe de la vertu sur le vice.

Moi non plus, je n’aime pas la fin.

Même musicalement parlant, elle est faible. Comme je vous le disais il y a quelques jours, j’ai toujours rêvé de monter et diriger Don Giovanni : je supprimerais alors cette dernière scène.

[Extrait musical]

Il y a une question qui m’intéresse personnellement et que je ne vous ai pas encore posée. Ne pensez-vous pas que la plus grande musique a toujours été inspirée par la religion ?

C’est vrai jusqu’à un certain point. Écoutez, j’ai écrit qu’alors que se déroulait en France la Révolution et ce qui s’est appelé la déchristianisation, où l’on a obligé le clergé à prêter allégeance à la constitution et où ceux qui refusaient devenaient « réfractaires », on leur interdisait de prêcher, etc., au moment précis où se déchaînaient des campagnes contre la religion officielle, Mozart écrit le Requiem, qui est la dernière grande œuvre religieuse écrite en Occident. Car, ne vous fâchez pas, mais la Missa solemnis de Beethoven n’est pas du même niveau que ses très grandes compositions.

Je ne sais pas...

Elle a quelque chose de très théâtral, je ne peux pas dire qu’on y sente beaucoup de recueillement.

En quoi est-ce contradictoire avec ma question ?

Mais parce que, après le Requiem, que trouve-t-on comme musique religieuse ?

Il faut dire que déjà la foi allait en diminuant...

Bien sûr ! Il y a deux choses. D’une part, jusqu’à une certaine époque, tant que la religion est vivante, pratiquement tout l’art est d’inspiration religieuse. Toute la grande peinture occidentale, toute l’architecture, qu’est-ce que c’est ? C’est le style roman, le style nommé à tort gothique et qu’il faut appeler français, parce que c’est une création française, de l’Île-de-France, qui s’est étendue par la suite...

Mais à l’époque, la séparation entre la France et l’Allemagne n’est pas clairement définie...

C’est toute l’Europe qui n’est pas clairement définie.... La plupart des peintres de la Renaissance...

...sont inspirés par la religion.

Et c’est pourquoi, bien que je n’aie rien à faire avec Dieu et la religion, je reproche à l’éducation en France, mais aussi dans d’autres pays, de ne pas enseigner, laïcité oblige, l’histoire religieuse dans les écoles - ni les grands textes religieux. Un enfant qui sort aujourd’hui du lycée ne connaît rien aux divers épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament et ne peut pas comprendre le sujet de la moitié des grands œuvres picturales.

Il n’a pas de repères par rapport à ces œuvres.

Exactement. Suzanne et les vieillards de Rembrandt, à quoi est-ce que cela fait allusion ? À l’Ancien Testament. Les Pèlerins d’Emmaüs, ce sont deux disciples qui n’ont pas reconnu le Christ à leur côté. Et ainsi de suite. Mais tout cela vaut tant que la religion est réellement la religion de la société. Après 1800, ce n’est plus le cas.

Et vous voulez dire que, malgré cela, de grandes œuvres ont vu le jour ?

Oui, la peinture comme la musique ou la poésie ont cessé d’être religieuses. Ce qui ne m’empêche pas de fondre littéralement en écoutant une Passion de Bach ou le Requiem.

D’un autre côté, si l’on prend la Neuvième de Beethoven, bien qu’elle ne soit pas directement religieuse, elle a un rapport avec l’univers, avec quelque chose qui dépasse de loin la vie terrestre...

Qui dépasse la vie quotidienne, oui, mais pour moi, la Neuvième est en un sens étroitement liée à notre monde. On y sent, comme dans nombre de morceaux de Tchaïkovski ou dans les symphonies de Beethoven, dans la Cinquième ou dans la Troisième, un processus historique qui se déroule.

D’accord, mais la Neuvième a quelque chose qui dépasse l’humain.

Je ne crois pas : cela commence par cette terrible tragédie humaine, par le chaos...

Et par la frayeur...

Oui. Mais forcément, devant le chaos du monde, nous restons tous sans voix et nous nous mettons à genoux. Ce qui n’implique pas nécessairement un sentiment religieux, n’est-ce pas ? C’est autre chose. Dans la deuxième partie, qui est merveilleuse, ce sont les hordes d’humains qui fuient devant leur destinée [ils chantent].

Une énergie formidable...

Oui. Et puis vient la troisième partie, que je n’aime pas beaucoup.

Je l’adore.

Je la trouve un peu mièvre...

C’est une mélodie d’amour fraternel, non érotique. Là réside la principale différence avec Tchaïkovski, que j’aime aussi beaucoup.

Certes, mais enfin il n’y a pas de commune mesure entre Beethoven et Tchaïkovski. Vient ensuite le chœur à propos duquel nous nous sommes disputés une fois, que je n’aime pas non plus. Je considère que le vrai Hymne à la joie, vous le savez, c’est la deuxième partie de l’Opus 111.

Mais non, il s’agit là d’une réconciliation avec la destinée humaine !

Pas du tout. Quand vient le terrible galop, à la cinquième ou sixième variation, je ne sais plus, avec les arpèges descendants, c’est une extraordinaire explosion de joie, que je ne retrouve pas dans la Neuvième.

                                                                        [Extrait musical]

À quelle heure écoutez-vous de la musique ?

Le soir, toujours. Quand je suis en forme et que je travaille, je peux mettre de la musique très fort - quand j’écris à la main, pas à la machine. Et je suis présent dans les deux choses à la fois. Je ne peux pas écouter de musique si je ne suis pas concentré.

Quelle musique écoutez-vous pour travailler ?

Cela dépend de mon humeur... Bon, je n’écouterai jamais de l’opéra, du Wagner, la Tétralogie, Tristan, le Requiem, mais j’écouterai des sonates de Beethoven, de Mozart, du Schumann, du Chopin, ce genre de choses...

Enfin, quoi qu’il en soit, nous parlons toujours d’une musique qui s’arrête à Stravinsky, si je ne me trompe...

[Rires.] Et encore, la première période de Stravinsky, avant sa période néoclassique. Ensuite Bartok. Disons qu’à partir de Schönberg, cela commence à sentir le roussi... Mais il y a des œuvres de la fameuse troisième école de Vienne qui m’émeuvent beaucoup.

De Schönberg ?

Oui, sa Nuit transfigurée, par exemple...

Qui n’est  pas dodécaphonique...

Eh non... Mais aussi Pierrot lunaire, qui est le commencement de la musique dodécaphonique, le Concerto à la mémoire d’un ange, de Berg...

Et Wozzeck ?

Moins. Pour ce qui est de la suite..., les pseudo-modernes, que sais-je, des Pfitzner en Allemagne et même Poulenc en France, me laissent indifférent.

Et parmi les Russes contemporains ?

J’ai toujours pensé que Prokofiev était un compositeur extraordinaire - la Suite scythe, par exemple, est une œuvre fabuleuse - et que c’est Staline qui l’a détruit. Il était obligé d’écrire une musique dont, selon les recommandations de ce dernier, le public pourrait se souvenir en sortant et la siffloter. [Rires].

Chostakovitch ? Il ne s’est pas tellement soumis à ce diktat...

Oh, quand même... Les démêlés de Chostakovitch avec Staline sont bien connus. Il était d’ailleurs tombé en disgrâce les quinze dernières années de sa vie. Ce n’est pas uniquement la faute de Staline, mais de tout le système : ce qui s’est passé avec Chostakovitch s’est aussi produit avec les écrivains et leur Union. S’y était créée une véritable clique intellectuelle qui  s’était emparée de tous les postes parce qu’elle était dans les bonnes grâces de Staline. Cela dit, chez Prokofiev, il y a même des œuvres de sa période « stalinienne » que j’aime.

Écoutons la Suite scythe.

[Extrait musical]

Vivons-nous la fin de la création artistique ?

C’est la grande question actuelle. Je pense qu’il y aura de nouveau création et que dans les époques de décadence on ne peut pas voir les nouvelles créations, on ne peut pas même les imaginer. Si on le pouvait, on les réaliserait. Il y a déjà eu par le passé des périodes d’affaiblissement de la création, par exemple en Angleterre après Shakespeare ou en France, en ce qui concerne la poésie, après les classiques du XVIIe. Le XVIIIe, à cet égard, est vide, avec des imitations, des créations secondaires ; Voltaire écrit des tragédies qui n’ont aucun intérêt. En Angleterre prévaut un académisme quelconque. On a donc l’impression qu’en 1790, disons en 1800, la poésie est finie, qu’elle n’est plus possible. Et tout à coup il y a comme un jaillissement : les trois grands romantiques anglais, Keats, Shelley, Byron ; Hölderlin en Allemagne, Novalis et les autres - laissons de côté Schiller qui est assez classique ; et, en France, les romantiques, qui, qu’ils nous plaisent ou non, créent quelque chose de nouveau et qui sont suivis tout de suite après par Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé. Puis Rilke en Allemagne, etc. Il est évident que personne en 1750 ne pouvait savoir ce que serait cette nouvelle poésie. S’il l’avait su, il l’aurait écrite.

Mais il y avait des domaines qui n’avaient pas été explorés...

Bien sûr, mais on ne peut pas le savoir a priori.

En parlant à d’autres occasions avec vous, j’ai eu le sentiment qu’une renaissance de la musique pourrait, selon vous, surgir du jazz...

C’est là est un autre chapitre, que nous n’avons pas du tout abordé. Il s’agit de mon amour pour toute une série de musiques populaires - réellement populaires -, je ne parle pas ici d’un pseudo-folklore international. Certaines chansons populaires grecques sont splendides, le miroloï[7] « albanais », notamment, est une musique extraordinaire...

Le miroloï albanais ?

Vous ne connaissez pas ? Ah, vous devez écouter ça !

[Extrait musical]

La musique balinaise est aussi extraordinaire. Chaque fois que je suis allé à Bali, j’étais littéralement enchanté. Lorsque l’on va dans les villages, on entend les jeunes qui s’exercent au gamelan : ce sont des percussions extraordinaires qui produisent une musique monotone, mais aussi d’une magie inimaginable. J’ai de même une passion pour le flamenco. Et j’adore Albeniz, Iberia, par exemple.

Arrêtons-nous un instant pour entendre El Albaicin.

[Extrait musical]

Le jazz aussi, évidemment, a donné des œuvres gigantesques. Il faut absolument que nous écoutions un morceau de jazz.

Vous jouez vous-même très bien du jazz, n’est-ce pas. Plutôt du blues, d’ailleurs !

Mais non. Écoutons un vrai pianiste de jazz, Erroll Garner par exemple. Il y a des choses de lui qui sont fantastiques.

 [Extrait musical]

Mais le jazz s’est tari, Miles Davis et Thelonious Monk sont, à mon sens, les deux derniers grands. Après, c’est le free jazz... ou le rock. Et maintenant le rap, qui est tout à fait insupportable, c’est la répétition ininterrompue du même rythme à la batterie sur une suite d’accords réduite au minimum. Il n’y a ni harmonie, au sens musical, ni mélodie : il n’y a rien. Alors que c’était l’invention harmonique qui était merveilleuse dans le jazz classique.

Que pensez-vous des minimalistes ?

Je n’aime pas du tout. On commence d’ailleurs à sentir maintenant une sorte de réaction... Vers 1945 et après, l’Europe a connu une floraison musicale : Stockhausen, Berio, Xenakis - dont les Nuits, par exemple les Nuits, qui me plaisent énormément. Les pièces de Berio chantées par Cathy Berberian sont très belles, mais il en a écrit d’autres qui ne les valent pas ; et, par la suite, au lieu d’écrire du Berio, il s’est mis à recopier des morceaux de la Cinquième de Beethoven ou de pièces d’autres compositeurs. Pour moi, c’est une véritable décadence : quand Bach s’emparait d’une œuvre de Vivaldi qui lui plaisait, il la transcrivait, voilà tout.

Chez les modernes, vous ne voyez que du pastiche.

Tout à fait ! Du pastiche ou du collage. Et je trouve vraiment que la musique dite sérieuse (mais l’autre aussi, d’ailleurs) en abuse.

Pensez-vous que malgré tout la grande musique va continuer à nourrir et à émouvoir l’humanité ?

J’en suis convaincu. Voyez par exemple comme il est difficile - je parle de la France, je ne sais pas si c’est le cas en Grèce - de trouver une place de concert, quel que soit le programme. Bien sûr, on peut dire qu’il peut y avoir là un manque de discernement : imaginez une salle pleine à craquer pour un programme de Sibelius...

Sibelius, moi, je l’aime beaucoup !

Il faut dire que vous aimez beaucoup de choses. [Rires.]

J’ai constaté qu’il existe en Grèce une tendance à rejeter la musique classique comme réservée à une élite...

Je le crois volontiers, bien qu’il me semble que cela a toujours été plus ou moins le cas. Pourtant, je me souviens que, lorsque j’étais étudiant, nous cherchions au fond de nos poches de quoi aller tous les dimanches matin à l’Olympique - cette salle a été démolie depuis - pour y écouter la répétition générale du concert du lundi soir. Le chef était d’habitude ce pauvre Philoctète Oikonomidès ; mais avant guerre, il y avait eu de bons chefs, comme Mitropoulos, Evangelatos, et aussi certains venus de l’étranger : Michalis Dinopoulos, dont je vous ai parlé, m’a dit que Toscanini avait eu l’intention de venir ; plusieurs grands chefs allemands étaient passés, Furtwängler peut-être, je n’en suis plus sûr... Bien entendu, c’est là qu’on voit le rôle d’un chef d’orchestre : avec Oikonomidès, je ne dirais pas que cela sonnait comme un orchestre de brasserie, mais enfin..., alors qu’avec les grands, cela pouvait devenir éclatant.

Charles Munch aussi était venu diriger.

C’était sous l’occupation allemande, et il y avait quelques spectateurs allemands. Je me souviens d’une admirable Eroica, précédée par l’« Ouverture » de La Fiancée vendue de Smetana, une très jolie pièce.

Qu’aimeriez-vous écouter pour la fin de notre émission ?

Écoutons la Marguerite au rouet de Schubert.

[Extrait musical]

Monsieur Castoriadis, je vous remercie pour cette conversation passionnante et pour le temps que vous nous avez consacré.

C’est moi qui vous remercie de m’avoir donné l’occasion, non seulement de m’entretenir avec vous, mais aussi de revenir sur certaines choses. C’est ce qui se passe dans une conversation intéressante : elle nous fait bouger par rapport à nos positions habituelles.

 


[1] Film d’Alan Crosland, de 1927.

[2] Unfinished Symphony, 1934, de W. Forst et A. Asquith.

[3] Un grand amour de Beethoven, 1936, d’Abel Gance.

[4] The Life of Chopin, 1938, de James A. Fitzpatrick.

[5] Critique de la faculté de juger, § 46.

[6] Tchapaïev (1934), film de S. et G. Vassiliev, d’après le récit autobiographique de Fourmanov.

[7] Chant funèbre.


imprimé le: 2024-04-18
De la page Web: Association Castoriadis
http://www.castoriadis.org/fr/sx_PrintPage.php?tid=79&export=html