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Une société à la dérive

2006-03-24


 Extrait du texte "Réponse à Richard Rorty"
Je voudrais commencer par dire mon embarras d’avoir à répondre à l’exposé de Richard Rorty . D’abord parce que j’ai beaucoup d’affection pour lui tout en étant en total désaccord avec ce qu’il dit, ce qui n’est pas une position facile. D’autre part, je ne me reconnais absolument pas dans ce « nous » royal, ou ce « nous » d’autoflagellation qu’il utilise dans son exposé pour qualifier les intellectuels – et ceux qui connaissent un peu ce que j’ai écrit comprendront ce que je veux dire. Troisièmement et surtout, parce que son exposé, derrière une apparente bonhomie, remet tout en cause, soulève une foule de questions, avec des présupposés sur ce qu’est la philosophie ou l’histoire de l’humanité qu’il n’était évidemment pas question pour lui d’argumenter sérieusement en trois quarts d’heure – il n’y a d’ailleurs pas de fondation possible dans ce genre de discussion –, mais qui renvoient à ce qu’il a écrit par ailleurs. Ça n’aurait guère d’intérêt que je lui réponde par une série symétrique d’affirmations s’appuyant sur ce que j’ai déjà dit et écrit : l’auditoire n’y trouverait que la pure opposition de deux séries de thèses. J’ai donc préféré centrer mon intervention sur quelques points qui me semblent, comme on dit, stratégiques ou qui, peut-être, ont particulièrement irrité ma sensibilité politico-philosophique.

Le premier est la conception de l’histoire contre laquelle se bat Rorty – et aussi, d’après ce que j’ai compris, car je n’ai pas lu son livre, Ernesto Laclau . Cette conception, qui voit dans l’histoire de l’humanité un chemin vers le salut, était et reste une absurdité, peu importe la forme que Hegel, Marx, les Pères de l’Eglise ou Augustin ont pu donner à ce salut. Entre parenthèses, jamais Platon ni Aristote n’ont pensé qu’un avenir radieux nous était promis – et je ne dis pas cela pour les exclure de la condamnation des philosophes. On sait bien où, quand et moyennant quoi commence cette histoire-là – ces positions contre lesquelles on découvre maintenant qu’il faut se battre. On sait aussi que tout cela trouve sa forme la plus aboutie dans le système hégélien. Dans sa version vulgaire, l’histoire, simplement, a un sens. Ainsi Sartre accusait-il Camus de ne pas voir que l’histoire a un sens, qu’elle va… à Bagnolet, à Porte-des-Lilas, je ne sais pas quelle ligne de métro il prenait… Dans la seule lecture, de mon point de vue, digne, l’histoire est sens, l’histoire est logos, l’histoire est un moment dans l’autoréalisation de l’Esprit. Mais, et je crois que pour certains cela est évident depuis très longtemps, ces expressions sont absurdes : l’histoire n’a pas plus de sens ou n’est pas plus sens que le champ gravitationnelle ne pèse 14 kilos. C’est dans le champ gravitationnel que quelque chose peut peser 14 kilos. De même, l’histoire est le champ dans et par lequel le sens émerge, est créé par les humains. Et il est absurde, linguistiquement absurde d’essayer de trouver un sens au champ dans et par lequel émerge le sens.

Maintenant, si cette tentative, qui commence effectivement avec la position hébraïque puis est reprise par les chrétiens, n’est certes pas grecque, il faut cependant bien voir qu’elle n’est que la réalisation, dans le champ historique, d’une proposition philosophique beaucoup plus générale, à savoir que l’être est sens. Et cette position est, elle, partagée par les Grecs de la décadence, c’est-à-dire Platon et Aristote. Pour Platon, au-delà des Idées, au-delà des essences, il y a le Bien, source de l’Etre ; et même la hiérarchie aristotélicienne de la phusis, malgré son imperfection, a un sens ou est sens, et est amoureuse du sens suprême qui est le sens se réfléchissant, la pensée qui se pense. Ainsi la philosophie, originellement créée pour renverser la théologie, l’imaginaire religieux institué, l’idée que la vérité vient d’ailleurs, se transforme elle-même, moyennant ce postulat de l’être comme sens, en une sorte de théologie, qui prétend offrir aux humains un sens global garantissant des réponses satisfaisantes aux trois niveaux de la représentation, de l’affect et de la pratique ou intention : ce qui est vrai, ce qui est bon, ce qu’il faut faire. On reconnaît là l’agathon de Platon : le bon, le désirable, et en même temps que ce qu’il faut vouloir. Et cette fallace va persister jusqu’à Heidegger.

Alors répétons-le avec force : l’être n’est pas sens, l’être n’a aucun sens. Simplement, il y a une dimension de l’être, de l’étant total, dans laquelle on trouvera un sens réduit. C’est ce que j’appelle le sens ensembliste-identitaire : l’« ensidique ». Qu’on additionne deux chèvres et deux chèvres, ou deux tables et deux tables, on aura toujours quatre chèvres et quatre tables. S’il s’agit de glaçons, au bout d’une demi-heure, on n’aura pas quatre glaçons mais de l’eau ; il faudra alors recourir à une loi de transformation plus compliquée pour retrouver une équivalence entre les glaçons et l’eau. Au-delà de ce sens réduit, personne ne nous a jamais prouvé que l’étant global a ce que nous appelons un sens. Et il est très amusant de voir quelqu’un comme Heidegger reprocher à la philosophie qui l’a précédé de ne pas chercher ce qu’est le Sinn des Seins sans se poser une seule seconde la question : que pourrait bien être le Sinn des Seins en dehors de l’interprétation du terme Sein dans le langage philosophique (qui commence avec Aristote) ? Et dans quelle langue ce Sinn des Seins pourra-t-il jamais être dit ?

Pour finir sur ce premier point. Rorty a cité une phrase de Laclau selon laquelle la thèse de la fin de l’histoire est vraie en ce sens que l’histoire commence maintenant. On ne peut que se réjouir que Laclau ait, semble-t-il, compris ce qu’a toujours été l’histoire. Reste l’essentiel, et l’évident : l’histoire n’a jamais été et ne sera jamais saisissable. La nature elle-même n’est pas saisissable ; comment et pourquoi l’histoire, qui présuppose la nature, le serait-elle ? Et s’il y a une complexité, celle de l’histoire ne peut être qu’infiniment plus grande. Pourquoi ? Parce que ce que j’appelle la créativité de l’être en général se manifeste dans l’histoire moyennant la liberté des êtres humains, l’indétermination psychique au départ et même l’indétermination de l’individu conscient.

J’en viens maintenant à certains énoncés à mon sens tout à fait erronés à propos de la philosophie. Je ne partage absolument pas l’idée selon laquelle la philosophie serait une succession de récits. La Métaphysique d’Aristote n’est pas un récit, pas plus que la Critique de la raison pure. Il y a là comme un mélange bien peu légitime de ce qu’ont voulu être certaines philosophies de l’histoire avec ce qu’est la philosophie même, comme tentative d’élucider ce qui est donné. De même, je ne vois pas ce que Laclau a en tête quand il nous dit que nous pouvons maintenant avoir une conception plus matérialiste que le matérialisme de Marx. Pourquoi faudrait-il avoir une conception matérialiste, et plus ou moins que Marx ? Je ne sais pas ce que le terme matérialisme veut dire – pas plus que le terme idéalisme, d’ailleurs. Ce sont des énoncés métaphysiques totalement privés de sens, et la discussion devrait avoir abandonné depuis longtemps ce terrain-là. Si par matérialiste on entend « débarrassé de certains schèmes imaginaires, ou schèmes psychologiques », très bien, d’accord, mais pourquoi parler de matérialisme ? Le matérialisme tel qu’on le connaît dans l’histoire de la philosophie, Marx compris évidemment, n’est qu’un schème imaginaire de la substance ou du tréfonds de l’être, qui serait matière. Mais ça veut dire quoi ? Souvenons-nous des tentatives désespérées du pauvre Lénine, dans Matérialisme et empiriocriticisme : la matière, c’est d’abord des bouts solides d’objets, les sciures du bois, par exemple. Mais que faire des électrons, de toutes ces particules élémentaires qui rendent le concept de matière quasiment insaisissable ? Lénine se rabat alors sur l’énergie. Et alors ? Qu’est-ce que l’énergie ? Si l’on veut dire par là que l’important dans la Passion selon saint Matthieu, c’est que sa composition et son exécution impliquent de l’énergie, merci beaucoup, mais ça ne nous avance guère. Il y faut certes de l’énergie, mais dans un sens tout à fait métaphorique : l’essence de la Passion n’est pas là.

Enfin, je suis tout à fait opposé à cette façon qu’a Rorty de réduire l’histoire de l’humanité depuis vingt-cinq siècles au récit de l’histoire de la philosophie. L’histoire de l’humanité n’est pas l’histoire des erreurs de Platon, de Descartes, de Hegel, de Kant, etc. Et c’est là précisément le vice hégélo-heideggéro-habermassien – les trois H, si vous voulez, ou quatre avec Husserl quand il parle de l’humanité européenne –, qui remplace l’histoire effective par l’histoire des idées. On ne peut alors que se souvenir du pauvre vieux Marx… Les idées ne sont d’ailleurs pas non plus le reflet de l’histoire, même si elles en sont partie prenante. Elles dominent très souvent les actes des hommes dans nos sociétés dites « évoluées » – mot que je déteste – parce qu’elles prennent une place de plus en plus importante dans l’imaginaire social dominant ou dans l’imaginaire social critique. Si les Grecs ont constitué des cités et commencé la lutte démocratique, ce n’est pas parce qu’un Rousseau grec est intervenu pour leur dire : « La volonté générale… » Ils se sont constitués en collectivités démocratiques, et c’est dans ces collectivités démocratiques que la philosophie est devenue possible comme mise en question de l’institution donnée de la société.

De même, si l’Occident vit depuis deux siècles dans un régime relativement libéral, ce n’est pas parce que tel ou tel philosophe a écrit telle ou telle chose. Dans cette histoire-là, la philosophie des Lumières, par exemple, n’a été que l’expression – et non pas le reflet ni la sublimation – des parties d’un nouvel imaginaire apparu dans la vie effective de la société et qui va exploser dans la réalité avec la révolution américaine, la Révolution française, le mouvement des ouvriers anglais dès 1800… Toutes ces luttes populaires disparaissent dans l’histoire des idées que nous racontent Hegel, Heidegger et même Habermas. Et d’où viennent ces monstrueux régimes totalitaires de notre XXe siècle ? On peut dire, bien sûr, que c’est Lénine le créateur du totalitarisme. Mais Lénine est apparu comme un moment dans l’histoire de la IIe Internationale, c’est-à-dire du mouvement marxiste. Or qu’était ce mouvement ? L’un des courants seulement, et finalement une sorte de confiscation, de quelque chose de beaucoup plus vaste : le mouvement ouvrier. Qui n’a pas été inventé par Platon, Aristote ou Rousseau…, mais qui a été créé par les ouvriers eux-mêmes, dans leurs luttes, leurs revendications, que l’on peut toujours discuter et revoir, mais dont l’essentiel était fondamentalement juste. Et sans ces conquêtes ouvrières, le capitalisme, la société contemporaine « libérale » ne serait pas ce qu’elle est. Que serait-elle ? Je n’en sais rien. Peut-être une sorte de capitalisme à la japonaise. Car les récentes sorties de notre premier ministre Edith Cresson à propos des Japonais ne me font pas renoncer à ce que je dis depuis des années, depuis que je connais le Japon : sous un placage institutionnel d’origine américaine à peine transformé, c’est toujours le même Japon féodal-impérial traditionnel qui survit ; sauf que la place des anciens courtisans a été prise par les bureaucraties étatique et entrepreneuriale ainsi que par l’oligarchie politique du Parti libéral-démocrate, le seul jusqu’ici à exercer le pouvoir. Et si la société occidentale n’est pas devenue cela, c’est parce que l’on n’a pas cessé de se battre, de se mettre en grève, de se faire fusiller pendant plus d’un siècle, jusques et y compris 1936 et même après. Le mouvement ouvrier a permis au marxisme d’exister dans l’histoire, et non l’inverse – même si aujourd’hui ce mouvement semble en voie d’épuisement, comme je le pense et l’écris depuis 1960.

On ne peut plus, dans un projet de transformation de la société, accorder au Messie prolétarien le rôle privilégié et souverain que Marx lui attribuait dans sa théologie historique. Il n’y a pas de Messie et le prolétariat n’a aucun privilège. Plus généralement, les pauvres en tant que pauvres n’ont aucun privilège politique. Ils peuvent tout aussi bien être une classe subversive – mais subversive vers quoi ? – qu’être la proie la plus facile des démagogues staliniens ou nazis. Pour Marx, si le prolétariat avait un rôle, ce n’était pas seulement à cause de la paupérisation et de la misère, mais du fait des nouveaux modes de socialisation imposés par l’usine capitaliste : le prolétariat composait alors une nouvelle classe d’hommes, avec d’autres réflexes, d’autres comportements sociaux, qui tendaient à s’auto-organiser pour faire aboutir leurs revendications. Ce qui, soit dit en passant, nous montre combien, conformément à son habitude, Jean-Paul Sartre comprenait Marx et le marxisme lorsque il voulait, avec Fanon, transposer le rôle du prolétariat aux paysans du tiers-monde. Peut-être ces derniers sauveront-ils l’humanité. Je n’en sais rien, et on ne le voit pas venir. On ne peut, en tout cas, les intégrer de force dans ce schéma marxien d’une socialisation à la fois négative et positive contre le capital, et qui, surtout, pose de nouvelles formes de coexistence sociale, d’« être-ensemble », comme on dit aujourd’hui – et c’est ce dernier élément qui a fait l’importance du mouvement ouvrier.

Sur la question de la politique, je veux très fermement m’inscrire en faux contre l’idée que l’objet de la politique serait la réduction de la misère et finalement le bonheur…

Cornelius Castoriadis

Copyright : Editions du Seuil


imprimé le: 2024-03-28
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